Pay to fly : je paye donc je suis ?

Depuis quelques années, le « pay to fly », littéralement payer pour voler, connaît un succès grandissant. En cause, certains pilotes professionnels désireux d’accélérer leurs carrières souvent bloquées par le plafond des 500 heures d’expérience sur avion de type CS25. Au-delà du problème éthique que pose cette pratique, qui légitime la dégradation des conditions d’emploi sous prétexte que n’importe qui peut désormais accéder à un cockpit sous réserve de moyens suffisants, c’est l’essence même du métier de pilote de ligne qui est visée.
En effet, quoi de plus normal d’exiger de futurs responsables de nombreuses vies humaines et d’avions à plusieurs dizaines de millions d’euros, de solides connaissances théoriques agrémentées d’une formation au pilotage complète et rigoureuse. En ce sens, les programmes déposés par les écoles de pilotage suivent  les normes éditées par les autorités de tutelle, qui définissent les minima réglementaires pour accéder à la profession.

Pourtant, depuis 30 ans, les exigences n’ont cessé de baisser, au point d’atteindre des niveaux critiques. La licence MPL en est révélatrice : elle permet de propulser aux commandes d’avions de 70 tonnes des cadets dont l’expérience totale ne dépassera pas les 90 heures de vol, plus 175 heures de simulateur. Aux impératifs de sécurité se sont substitués des impératifs économiques dans un contexte de concurrence accrue et de dérégulation systématique pour le transport aérien européen.
Alors le « pay to fly » ne pourrait-être que l’ultime étape d’une dégradation lente mais inexorable des prérequis pour accéder à la profession enviée de pilote de ligne. Décryptage.

La fin du monopole d’état dans la formation des pilotes professionnels

Jusqu’en 1988, l’état français disposait, via le centre de Saint-Yan, d’un quasi monopole pour délivrer la licence de pilote professionnel de première classe (PP1) en vue d’accéder à la fonction d’OPL en compagnie aérienne.  A l’exception des élèves issus de la filière d’état EPL, des pilotes professionnels au cursus autodidacte pouvaient également prétendre à cette licence en faisant valoir leur expérience ainsi que l’examen théorique du PP1. Le faible volume annuel de pilotes formés contribuait ainsi à la construction d’une compétence rendue volontairement rare. Cette pénurie organisée garantissait un rapport de forces favorable pour les pilotes, le marché suivant la loi de l’offre et de la demande.

Contrairement à d’autres professions réglementées qui ont su organiser la raréfaction de leurs remplaçants (apparition d’un numérus clausus dans les années 1970 pour les futurs médecins et pharmaciens), les pilotes de ligne ont subi l’uniformisation des normes européennes, qui entraîna de facto une simplification de l’obtention de leurs licences. Les écoles privées se sont multipliées, pour capter une partie du marché lucratif dont le monopole venait d’échapper à l’état. Parallèlement, cette ouverture des formations au plus grand nombre s’accompagnait d’une baisse des exigences réglementaires en termes d’heures de formation, de remplacement des épreuves écrites par des QCM, de l’apparition de modules comme la Formation Pratique Complémentaire qui disparaîtra au profit de la MCC en 1994.

La baisse continue des exigences de formation

La diminution du volume de formation dans les écoles de pilotage est avérée (passage de 400 heures de vol à 180 heures entre les années 1960 et 2010 pour la formation EPL ENAC par exemple). Les nouveaux programmes ont intégré des aspects permettant des progrès notoires (facteurs humains, simplification des méthodes de navigation et de gestion du vol par la technologie, etc.).
Toutefois, l’arrivée des avions modernes comme l’A320 rend inutile l’apprentissage de savoirs nobles, mais désormais peu utiles, comme la navigation astronomique ou les percées ADF par double variation de QDM.
La réglementation européenne, par le biais des normes JAR-FCL puis EASA, s’est adaptée en redéfinissant les critères en termes de nombres d’heures de formation, tant théoriques que pratiques. Si les textes ont suivi l’évolution technologique, allant vers une simplification accrue et une reconnaissance mutuelle des licences délivrées par les Etats membres, ils permettent aussi désormais aux opérateurs de réaliser des économies substantielles sur la formation.

Dans le contexte d’un ciel européen unique, la voie de la dérégulation partielle au milieu des années 1990 et totale en 2008 est ouverte. Face à la montée en puissance d’opérateurs nouveaux, parfois sans foi ni loi, quoi de plus légitime pour certaines compagnies de vouloir rogner sur les coûts de formation.
En effet, pourquoi dépenser des sommes colossales pour former des pilotes alors que ceux-ci peuvent le faire à leurs frais dans des organismes privés ? La qualification de type devient alors un prérequis indispensable à l’embauche, de préférence dans un organisme de formation agrée par la compagnie… ou comment transformer des coûts en recettes, une vraie recette d’alchimiste…

Voilà le visage de la formation des pilotes professionnels au XXI° siècle, un monde ou la sélection ne se fait plus sur les compétences, mais sur les moyens.

En 10 ans, le paysage aéronautique français a beaucoup évolué : écoles moribondes, faillite de l’EPAG, rachat de l’ESMA par un consortium chinois. Quant à la filière ENAC, avec une vingtaine d’élèves par an, elle est devenue la variable d’ajustement des centres de formation en vol, en complément de promotions de cadets étrangers dont les compagnies ont acheté des Airbus ou des ATR.
Comment encore envisager de se former en France alors qu’il existe outre-Manche des écoles partenaires de compagnies low-cost où, pour la modique somme de 140 000 €, qualification non-comprise (rajoutez 30 000 €), les jeunes candidats sont placés en compagnie directement au terme de leur formation ? De là à considérer que c’est une façon d’acheter son futur métier, il n’y a qu’un pas.

Restent peu d’options pour ceux qui ne peuvent se permettre de débourser de telles sommes : pilotes professionnels grenouillant dans les structures parfois ingrates du bénévolat défrayé en aéroclub, d’autres sur CS 23 dans de petites compagnies, bloqués par leur expérience considérée comme un handicap dans de nombreuses low-cost qui leur préfèrent de jeunes cadets endettés et serviles.
Le pay-to-fly n’est qu’un accélérateur de carrière, certes condamnable, mais que vaut la morale face aux enjeux d’une carrière qui n’avance plus depuis trop longtemps ?
Mais les fautifs ne sont pas les victimes de ce système inique instauré et cautionné par les autorités européennes. Interdire le pay-to-fly est une condition nécessaire mais insuffisante pour permettre aux milliers de professionnels à l’avenir incertain de retrouver un semblant de sérénité.
Savoir dire NON devra être le mot d’ordre pour mettre fin aux dérives d’opérateurs peu scrupuleux.

Comment cautionner le fait qu’easyJet, qui a réalisé des bénéfices record en 2014, impose à ses nouveaux copilotes des contrats réduits de moitié, avec une qualification de type facturée 35 000 € ? Sans doute la commande massive d’Airbus finalisée à l’Elysée l’an dernier rend nos autorités peu enclines à la fermeté. Même topo chez Ryanair qui bafoue le droit du travail européen, employant des pilotes mercenaires, prestataires de service sous contrat Irlandais, alors que la compagnie capte chaque année des dizaines de millions d’euros de subventions sur le seul territoire national ?

Le pay-to-fly n’est que la partie visible d’un système peu enviable qui trouve ses racines dans la dérégulation à outrance opérée depuis des années par les autorités européennes. Face à cette menace, la réponse doit être politique.

 

Aux Etats-Unis, la prise de conscience a débuté en 2009 après le crash d’un Dash8 de la compagnie Colgan Air à Buffalo. L’enquête mettra en cause la fatigue de l’équipage qui n’a pas su identifier une situation de décrochage, mais également les conditions de travail extrêmement précaires des pilotes dans les compagnies régionales dites « feeders ». Désormais, l’expérience minimale requise est de 1500 heures de vol avant de pouvoir accéder à un cockpit d’avion de ligne.

Il semble urgent de s’inspirer de telles mesures, afin de mettre un terme à la spirale infernale de la dégradation des conditions de travail subies par les pilotes européens depuis plusieurs années.

 

Le Pay-to-Fly (P2F) : genèse et définition

Les chiffres annoncés par les industriels de l’aéronautique sont clairs : les besoins des compagnies aériennes en pilotes sont importants et devraient s’accroître dans les années qui viennent. Théoriquement, un pilote novice ne devrait pas éprouver de difficulté à trouver son premier emploi. Et pourtant…

En Europe, le secteur aérien peine à sortir de la crise économique de 2008. Les majors recrutent peu. easyJet et Ryanair s’avèrent très difficiles vis à vis des pilotes sans expérience. Rien qu’en France, Pôle Emploi recense près de 1800 pilotes professionnels sans emploi. Pourtant, les besoins existent bel et bien mais en Asie du Sud-Est ou, en Europe, au sein des compagnies fraîchement crées autour du low cost. C’est cependant la loi de l’offre et de la demande qui prévaut. Et aujourd’hui les demandes d’embauche surpassent très largement l’offre de postes.

Cette simple analyse explique l’émergence du Pay-to-Fly : profitant d’une Europe qui peine à régler son modèle économique, insensible aux aspects sociaux, ou encore de la grande tolérance de certains gouvernements asiatiques, de malins esprits ont élaboré un système qui invite les pilotes désireux d’acquérir de l’expérience à payer une importante somme d’argent à une compagnie aérienne, qui en retour les emploiera… ou plutôt les utilisera.

Le montage est toujours le même : en répondant à une offre d’emploi sans prérequis autre que de posséder un CPL/IR-ME (PPIFR), le pilote est contacté par un intermédiaire (le broker) qui lui propose de faire une QT suivi d’un Line Training (LT) au sein d’une compagnie partenaire, le plus souvent sous la forme d’un bloc de 300 ou 500 heures de vol, effectuées sur une saison. On trouve aussi des LT sans QT au préalable. Sous prétexte d’entraînement afin d’aguerrir ses capacités et d’emmagasiner de l’expérience, l’intermédiaire réclame plusieurs dizaines de milliers d’euros au pilote afin d’accéder à ce programme. Il n’est pas rare de trouver des « offres » à plus de 80 000 €. En contrepartie, le pilote n’est pas payé ou très peu, et ne possède qu’un contrat d’une année. Et il va sans dire que les CDB avec qui il sera amené à voler ne seront pas forcément des instructeurs. Bien évidemment, les frais de logement et de retour au pays du pilote ne sont pas couverts. Et ne parlons même pas de protections sociales ou de retraites !

Une autre forme de P2F, plus subtile, tend également à se développer : tandis que par le passé les pilotes voyaient leur QT financée par leur employeur, elle implique que le pilote autofinance sa qualification. Et certaines compagnies n’hésitent pas à facturer ces QT au prix fort. Ainsi, alors qu’une qualification A320 se négocie aujourd’hui autour de 19 000 €, certaines compagnies low cost n’hésitent pas à demander plus de 38 000 € aux candidats qu’elles sélectionnent, sans possibilité aucune de s’y soustraire et sans promesse d’embauche…

Qui pratique le P2F ?

Pour qu’un tel système fonctionne, il faut bien évidemment des compagnies aériennes et des pilotes volontaires.
Les intérêts pour une compagnie aérienne à avoir recours au P2F sont multiples. Tout d’abord, les pilotes qui participent à de tels programmes représentent une main d’œuvre peu coûteuse, voire gratuite. On le sait, la rémunération du personnel navigant représente une grosse part des dépenses aussi, la perspective de faire travailler presque gratuitement un pilote est alléchante. La durée des blocs d’heures proposés permet à ces compagnies d’ajuster en continu leurs effectifs à la saisonnalité de leur activité et ce, sans engendrer de frais de formation particuliers. Les offres de LT payants pullulent au printemps. En outre, en creusant les données administratives des brokers et des compagnies clientes, on s’aperçoit bien souvent que la QT du pilote est effectuée dans un TRTO appartenant à ladite compagnie ! Ainsi, non seulement le pilote ne coûte rien à la compagnie mais en plus il lui permet de faire fonctionner son TRTO.

Les compagnies cédant aux sirènes du P2F sont nombreuses, et leur nombre s’agrandit chaque semaine. Citons notamment parmi les noms qui circulent le plus : Farnair, Air Baltic, Nouvelair, Tunisair, Germania, Lion Air, RAM Express, Air Asia, Small Planet Airlines, etc. Quant aux brokers, les plus célèbres sont AviationCV, Eagle Jet, Rishworth ou encore Cockpit4U.

Les pilotes, quant à eux, n’ont pas recours au P2F par plaisir ou par envie, mais bien par besoin. La grande majorité des pilotes professionnels paient leur formation près de 100 000 €, et certains choisissent également de se financer une QT pour quelques dizaines de milliers d’euros supplémentaires. La prorogation des licences voire des QT représente un coût important pour des pilotes déjà endettés. Faute d’accès à l’emploi, certains pilotes ont le couteau sous la gorge, et le P2F représente pour eux le seul moyen de débuter leur carrière et donc d’acquérir l’expérience nécessaire pour trouver un véritable emploi de PNT.

Le P2F également un enjeu de la sécurité des vols

S’il est clair que le P2F n’a rien d’éthique et que de telles pratiques ne devraient pas être permises, nous pouvons également nous poser la question de savoir si le P2F a un impact sur la sécurité des vols.
Un pilote criblé de dettes et sans revenu pourra être tenté d’avoir un second emploi, ne serait-ce que pour vivre. Quid de la fatigue accumulée ? Si les limitations de temps de travail existent, c’est pour une raison. Un pilote fatigué sera aussi davantage sujet au stress. Aurait-il la clairvoyance nécessaire dans les moments les plus délicats de ses vols ? Ajoutez à la fatigue et au stress la pression financière, et vous aurez tous les ingrédients pouvant mener au burn out.

En poussant le vice, nous pourrions également imaginer qu’à partir du moment où un pilote paie pour travailler, il n’est plus un employé comme les autres, mais un client. Le salaire des pilotes se justifie par la responsabilité qu’exercent ceux-ci auprès de leurs passagers. Un pilote peut-il dès lors acheter le droit d’exercer son activité ? Si les contrôles de compétence sont rigoureux en France voire en Europe, peut-on à coup sûr en dire autant en Asie du Sud-Est par exemple ?

Et dire que certaines de ces compagnies opèrent en France…

Les salaires des employés représentent habituellement le deuxième poste de dépenses des compagnies aériennes. A l’instar des problèmes de compétitivité posés par les compagnies du Golfe, les compagnies usant et abusant du P2F jouissent d’un avantage financier non négligeable par rapport à celles qui respectent les règles du jeu. Lorsque le système aura atteint sa limite, c’est-à-dire lorsque tous les copilotes des susdites compagnies paieront pour voler, il sera sans doute trop tard pour s’en émouvoir…

Comment agir ? Agir avant que l’hémorragie ne s’étende davantage, c’est faire en sorte de mettre fin à ces pratiques. Il le faut pour les pilotes débutants, pour la pérennité des compagnies aériennes, des emplois pilote et pour la sécurité des passagers. Le combat promet d’être long mais si vous souhaitez apporter votre pierre à l’édifice, nous vous invitons à signer « Stop Pay to Fly », une démarche soutenue par le SNPL et l’ECA (European Cockpit Association). https://secure.avaaz.org/en/petition/p2f_must_stop/

 

Le saviez-vous ?
Certaines grandes compagnies aériennes européennes facturent la QT sur A320 ou B737 aux alentours de 35 000 € alors que le prix moyen sur le marché est de 20 000 €. Leurs futurs pilotes devront passer leur QT dans les seuls organismes de formation agrées par la compagnie. Le jeune embauché est ensuite sous contrat de « second officer » pendant deux ans, payé moitié moins que le « first officer » tout en effectuant le même travail. Le pilote doit financer sa qualification de type et peut se faire licencier du jour au lendemain pour « incompétence ». La compagnie ne prend ainsi pas de risque à l’embauche et aucun investissement de sa part n’est nécessaire. Il devient même lucratif d’embaucher. Il n’y a plus qu’à « inciter » les vieux « first officer » à partir pour pouvoir en embaucher des « second officer » et réaliser des économies substantielles !

Et si le futur « second officer » possède déjà la QT, il devra se « mettre aux standards de la compagnie » pour la modique somme de 10 000 € ! Pay-to-Fly or not Pay-to-Fly ?

Article publié dans La Ligne n°606 de septembre 2015